samedi 11 août 2007

Introduction


L'île de Cuba a eu une histoire complexe chargée de sang, de douleur et de controverses comme nulle autre pays dans les Caraïbes, ni même dans tout le Nouveau Monde. Si la période coloniale (1492-1800) a été sans doute la moins agitée de toutes, elle n'en a pas moins défini les fondements et les archétypes de la société multi-raciale cubaine, que ni le XIXe siècle indépendantiste, ni le XXe siècle, ni leurs différents acteurs sur l'île ne sont jamais, malgré leurs efforts, vraiment parvenus à changer.
Les natifs du continent américain, que Colomb s'est obstiné à croire "Indiens", ont souffert du colonialisme mercantile occidental, qu'il soit espagnol, portugais, anglais, hollandais ou français. Les Indiens qui vivaient à Cuba ont été rapidement exterminés, bien que largement supérieurs en nombre aux Espagnols. Le meurtre et le pillage ont d'emblée été pour les Espagnols (et pour les autres Européens) les moyens les plus simples de s'enrichir - puisque c'est essentiellement avec cette motivation qu'il étaient arrivés jusque là.


Les Africains, déportés par millions n'ont pas eu un sort tellement plus enviable. Le nombre des esclaves africains à Cuba a été tel que, sans dépasser celui des blancs, si l'on en croit les recensements officiels, il a de manière significative marqué la population cubaine, et très tôt créé une classe de "mulatos" créoles. En 1774 on donne pour population totale à Cuba 172 620 habitants dont 96 440 blancs, 32 847 noirs libres et 44.333 esclaves. Dans ce décompte, où exactement se situent les métis? De plus, on apprend que 391 000 esclaves sont arrivés à Cuba entre 1762 et 1838, en 76 ans, soit près de 5 145 esclaves par an. En 1842 la population totale est de 1 037 624 habitants (elle a été multipliée par six); les blancs sont 448 291 (ils sont quatre fois et demi plus nombreux); les noirs libres sont au nombre de 152 838 (eux aussi quatre fois et demi plus nombreux); les esclaves sont 436 495 (soit près de dix fois plus nombreux).


En Afrique, dans les régions d'où viennent les esclaves déportés à Cuba, et alors même que la colonisation européenne n'est pas encore commencée, le pouvoir religieux est souvent séparé du pouvoir politique. De plus, des sociétés dites "secrètes" se greffent sur ces premiers, menant une vie parallèle aux pouvoirs en place, la plupart du temps en accord et en relation avec eux. À Cuba, il n'est pas question que ces institutions africaines qui pourtant sont bien présentes, aient de quelconques relations avec le pouvoir colonial. L'institution du Cabildo, au gré du va-et-vient des autorisations puis des interdictions par les gouverneurs cubains, aura été un indéniable support dans le développement des structures sociales venant d'Afrique. Au sein des cabildos, les esclaves réunissaient de l'argent pour racheter la liberté des personnages religieux importants arrivant à Cuba sur les navires de la traite. Ceux-ci obtenaient donc légalement des pouvoirs au sein des communautés esclaves et/ou des cabildos.


Sur les bases historiques citées plus haut, on peut parier que le développement de structures noires sous-jacentes englobant: pouvoir, hiérarchie, religion et musiques rituelles, a eu lieu au même moment que "l'explosion démographique forcée" de la population esclave, c'est-à-dire dans la première moitié du XIXe siècle.
S'il est quasiment impossible de connaître les musiques qui sont "nées cubaines" avant de début du XIXe siècle, on apprend beaucoup sur ce qui s'est passé à partir des années 1830. En 1836 on consacre le premier jeu de tambours batá à La Havane. La même année se fonde la première société secrète abakuá à Regla. La séparation des esclaves en cabildos en fonction de leurs nations a été sans doute un facteur déterminant pour le nombre de religions qui naissent séparément et coexistent. Dans la capitale trois sont importantes: lucumí, abakuá et congo, elle-même divisée en quatre "rames".


Le syncrétisme ou l'association des cultes africains aux cultes catholiques ont parfois été forcés, les cabildos ayant été contraints par certaines lois d'être patronnés chacun par un nom de Saint catholique. En 1863 Andrés Petit commence à initier les blancs dans les potencias abakuá. Pendant la période entre 1844 (massacre de la escalera) et 1868 (début de la première révolution cubaine), les cultes afro-cubains sont pratiqués par les métis, et il y a de plus en plus d'abakuá blancs, ce qui conduira aux persécutions des potencias après l'indépendance, au début du XXe siècle. Les noirs ont activement pris part aux guerres d'indépendance. L'abolition de l'esclavage à Cuba intervient en 1886.
Suivent les gouvernements appelés aujourd'hui à Cuba "pseudo-républicains", qui, au gré de l'influence puritaine des USA, autorisent et persécutent en même temps toute religion afro-cubaine. Les noirs sont systématiquement écartés des fonctions officielles. La musique populaire cubaine triomphe chez les américains, qui la diffusent mondialement. Sur toutes les photos des orchestres des années 1940 et 1950, si beaucoup de chanteurs célèbres sont noirs, les musiciens sont presque toujours blancs, voire métis. Le racisme envers les noirs est le même que celui que l'on pratique aux USA. Avec les blancs et les métis, les religions afro-cubaines s'introduisent peu à peu, clandestinement et de manière confidentielle dans les couches élevées de la société.

Grands noms de la musique populaire cubaine, La Havane 1957
Parmi les deux seuls noirs: Chano Pozo
Photo Raúl Zequeira, tirée du livre "Fiesta Havana"


Dans les cabarets florissant financés par un nouveau pouvoir - celui de la mafia américaine - et dans les films musicaux, on produit souvent des œuvres à réel caractère afro-cubain, mais sans pouvoir y faire aucun emprunt authentique, et en mélangeant tous les genres, édulcorés. Il est vrai que les pratiques cultuelles ne sont considérées que comme barbarisme et sorcellerie "vaudou".
Après la révolution castriste, la donne est bouleversée. Si les hautes sphères du pouvoir restent encore fermées aux noirs, ceux-ci ont maintenant les moyens de s'éduquer, de se loger, de pratiquer les arts. La culture des blancs leur est également accessible. On tente d'unifier et de modeler la société cubaine différemment. On redéfinit les critères de l'art des traditions musicales en tentant de réunir et de faire la paix avec toutes les tendances. Le Teatro Nacional et plus tard le Folklórico Nacional sont également les émanations de cette volonté politique.


Cependant, le dialogue entre autorités politiques et religieuses est toujours absent, et on ne peut parvenir à la cohabitation totale entre les deux parties, comme c'est le cas en Afrique. Le Teatro Nacional avait déjà produit des œuvres afro-cubaines, et possédait déjà une structure comprenant des artistes de renom, qui se retrouverons ensuite au Folklórico Nacional. La vie de ce dernier a souvent été tourmentée, car au sein de la communauté des (environ) 60 artistes afro-cubains, la religion est venue s'immiscer - mais comment pouvait-il en être autrement? Certains artistes ont préféré retourner travailler au Teatro Nacional, sans doute plus "tranquille".
Entre-temps, en 1936, est né un nouveau type de musique folklorique. Après celle que l'on joue en vêtement de tous les jours dans les rituels, après celle que l'on joue en costumes à paillettes dans les cabarets, vient celle que l'on joue en costume-cravate dans les conférences. En 1937 (ou en 1936), Fernando Ortiz invente le folklore musicologique. Le folklore du CFN se situe au centre de ces trois tendances. Il se veut aussi authentique que celui des rituels, aussi chatoyant que celui des cabarets, aussi scientifique que celui des ethnologues.

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